CAO Yanqiu | 曹艳秋

L’héroïsme manqué ou du pathétique cornélien

 

Projet de thèse : 

L’héroïsme manqué ou du pathétique cornélien

 

Direction : 

Tiphaine Karsenti

 

Résumé :

Dans nos études faites sur l’individu sous l’épreuve chez Corneille, nous avons déjà constaté une rénovation de la définition du héros cornélien. 

Avant Corneille, le héros était souvent décrit comme un noble qui jouit d’un statut social élevé, toujours victorieux dans les combats, mais qui essuierait des échecs amers face aux caprices du destin. Il se présente comme un personnage sinon passif, du moins impuissant à les surmonter. On dirait que c’est bien là le sens de la tragédie : le héros au début si glorieux et si puissant, semblant bien garanti des malheurs, tombe à la fin dans l’abîme du désespoir que lui porte le destin fantasmagorique, prouvant ainsi l’instabilité des conditions mondaines et la fiabilité de la vertu, étant la seule à y faire confiance[1].

Avec Corneille, le héros agit plus activement. De la plainte il est enfin sorti, et il recherche dans le dilemme de ses identités sociales le lieu de réaliser sa vertu. Dès lors, la valeur de la vertu n’est plus prouvée par l’échec dans le monde matériel, mais par le combat avec celui-ci. Le héros cherche à choisir parmi ses différentes identités celle qui mérite le plus sa défense, à trouver un compromis entre eux, ou à les dépasser, à s’en débarrasser pour acquérir enfin sa liberté, regardant au-delà des règles et des liens imposés par la société humaine pour découvrir sa valeur au sens plus pur.

Cependant, il n’arrive pas toujours à l’emporter dans le combat. Nous observons un Cinna, qui vit le plus violent débat intérieur mais qui se soumet lâchement à l’exigence outrée de l’amour (assassiner l’empereur Auguste). Sabine, dont le soin reste toujours de réconcilier ses doubles identités (citoyenne à la fois d’Albe et de Rome, sœur de Curiace et épouse d’Horace), dont les actions répondent toujours opportunément à sa décision, mais qui se trouve à la fin impuissante, désespérée de voir qu’elle ne peut que voir et recevoir, sans aucune marge de manœuvre à elle… Tant d’images du héros manqué cachent derrière les vrais héros qui osent et qui réussissent.

De ces deux types du héros cornélien (héros réussi et héros manqué), nous percevons également un effet pathétique propre à Corneille. Si celui de Racine réside dans la dominance du pathos (la passion) sur l’ethos (l’éthique), alors celui de Corneille est exactement le contraire. Le héros racinien plaint les passions toutes puissantes qui écrasent sa foi, tandis que le héros cornélien agit contre les chères passions qui empêchent sa gloire. La tension entre le pathos et l’ethos est de même intensité, mais sous des formes différentes. 

Dans ce contexte, nous nous demandons : quel est exactement l’effet pathétique chez Corneille ? Est-il présenté de la même manière entre les deux types de héros ? Est-il conforme ou non à la catharsis de la tragédie, précisée par Aristote ? En effet, nous pouvons déjà constater dans le Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire l’attitude de Corneille sur l’effet pathétique de la tragédie. Selon lui, la force instructive de la pitié et de la terreur est partiellement substituable par celle de l’exemple[2], que nous repérerons facilement dans son théâtre. L’exemple du héros réussi, bien sûr. A part la force de l’exemple qui impose l’admiration, la crainte est quant à elle provoquée plutôt par les malheurs des héros manqués qui, tout en voulant se conduire comme de vrais héros, se trouvent enfin abandonnés dans l’impasse, d’où le désir du spectateur d’éviter un tel désespoir par plus de raisonnement dans ses décisions et plus de fermeté dans ses actions. Enfin la pitié, qui est provoquée dans tous les deux types de héros par la violence des tourments soufferts, par l’affrontement et le déchirement de ses propres blessures. 

Dans la thèse à venir, nous explorerons l’effet pathétique de la tragédie cornélienne, en comparant les héros cornéliens avec les héros de ses contemporains (notamment avec ceux de Racine), et les héros réussis avec les héros manqués. Cette comparaison sera centrée surtout sur la tension délicate entre le pathos et l’ethos. Comment s’affrontent-ils dans son théâtre ? En quoi la tension se présente-t-elle différemment par rapport à celle représentée dans d’autres théâtres ? Le mémoire que nous avons rédigé se concentrait sur le premier type du héros cornélien, alors que la future thèse focalise nos efforts plutôt sur le second type. Nous témoignons des efforts et de la chute irréversible des héros manqués, mais la chute est-elle la même que la chute traditionnelle du héros dans la tragédie ? Si la réponse est non, pourquoi est-elle différente par rapport aux autres chutes ? Tout reste à explorer.

Afin de répondre aux questions posées ci-dessus, nous nous référerons d’une part aux œuvres théâtrales de Corneille, de Racine et des autres poètes typiques de l’époque, en les mettant en parallèle avec leurs théories dramatiques respectives. Nous remonterons également aux théories les plus classiques de la tragédie pour explorer les vicissitudes au fil du temps de l’attitude que nourrissent les hommes sur la tragédie et ses effets. Nous consulterons enfin aussi les études concernant le sujet de la thèse, notamment celles faites par George Forestier dans Passions tragiques et règles classiques.



[1] Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques, Paris, Flammarion, 2007, p. 305 : Mairet – « la tragédie est comme le miroir de la fragilité des choses humaines, d’autant que ces mêmes rois et ces mêmes princes qu’on y voit au commencement si glorieux et si triomphants y servent à la fin de pitoyables preuves des insolences de la fortune ». Et plus loin, à la même page : les tragédies « ont été premièrement inventées, pour remontrer aux rois et grands seigneurs l’incertitude et lubrique instabilités des choses temporelles : afin qu’ils n’aient la confiance qu’en la seule vertu ».

 

[2] CH. Marty-Laveaux, Œuvre de Corneille, Paris, Hachette, 1862, p. 5498-5499.

 

 

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