CHEN Haonan | 陈皓楠

Marguerite Yourcenar et le roman d’ « aventure humaine »

 

Projet de thèse : 

Marguerite Yourcenar et le roman d’ « aventure humaine »

 

Direction : 

Claude Rétat 

 

Résumé :

Dans les Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar (1972), Patrick de Rosbo fait remarquer que Yourcenar utilise l’alchimie comme une métaphore de la sagesse dans une introduction à l’œuvre de Constantin Cavafy : « La sagesse : il nous est difficile de reconnaître en elle la forme la plus dure et la plus condensée de l’ardeur, la parcelle d’or née du feu, et non la cendre » ; il note également que les œuvres de Yourcenar dépeignent les diverses formes de sagesse, par exemple : la sagesse humaniste, la sagesse scientifique, etc. Yourcenar estime que la littérature discute souvent de la sagesse, mais les conditions ont changé un peu à ce jour : « La préoccupation de la sagesse joue un rôle assez petit dans la littérature contemporaine. La plupart des esprits les plus avancés de notre époque s’arrêtent au chaos, et passer par-delà pour essayer d’atteindre une certaine sagesse, n’est plus, dans l’ordre habituel, une démarche moderne ». Mais Yourcenar admet qu’elle est exactement à l’opposé de la tendance contemporaine et croit que cela rend son travail unique. Dans cet entretien, elle analyse deux personnages de ses ouvrages, et illustre les sagesses différentes représentées par Hadrien et par Zénon. À partir de là, nous devons nous interroger pourquoi Yourcenar considère qu’il est important pour la littérature de parler de la sagesse, et comment elle s’appuie sur ses propres personnages pour en parler elle-même.

En Orient ou en Occident, quand nous parlons du mot « la sagesse », nous pensons toujours aux « doctrines morales », aux « décisions averties », aux « actes prudents », aux « désirs modérés », etc. Cela signifie que la sagesse est toujours liée à un ensemble de vertus et d’expériences que la vie apporte. Dans son premier roman, Alexis ou le Traité du Vain Combat (1929), Yourcenar utilise le monologue d’Alexis qui fait déjà la distinction entre le savoir acquis dans les livres et la sagesse acquise dans la vie. « Comment un terme scientifique pourrait-il expliquer une vie ? Il n’explique même pas un fait ; il le désigne. » Alexis introduit sa compréhension du discours de la connaissance par une phrase interrogative ; cette connaissance, selon lui, est simplement la description de la vie, sous la description de la vie, il s’agit d’interprétation et de compréhension. En un sens, cette interprétation et cette compréhension de l’expérience vécue débouchent sur la sagesse. Dans ce roman, Yourcenar commence à s’intéresser au corps, à la sensation et à la sensualité. Dans la lettre de confession d’Alexis à sa femme, il décrit son incapacité à résister à l’attrait du plaisir de la chair et justifie le plaisir qu’il ressent, bien que cela transgresse les impératifs moraux que la vie lui donne. 

Il est nécessaire d’introduire le concept de sensation pour segmenter l’écriture et la perception du corps de Yourcenar. Dans son écriture, le corps n’est pas seulement dépeint comme un objet, mais aussi comme un sujet à percevoir. Le corps est le lieu fondamental de l’être humain, et la perception sensorielle décrit l’existence humaine. C’est-à-dire que les sens sont une sorte de médiateur qui présente l’interaction entre le corps et le monde extérieur, et c’est dans ces sensations que l’homme comprend ses propres désirs et donc la sagesse qui réside dans la vie. De cette façon, Yourcenar présente et souligne une sorte d’expérience sensuelle. Dans les Nouvelles orientales (1938), elle réécrit une série d’histoires ou mythes et ici, la sensation devient un objet de représentation plus important. Dans l’ouvrage Comment Wang-Fô fut sauvé, le peintre Wang-Fô a le don de peindre les plus beaux et véritables tableaux grâce à sa vision très détaillée et subtile de la vie. Lorsque Wang-Fô observe l’homme ivre dans la taverne, il rencontre Ling, qui deviendra plus tard son disciple, et qui est guidé par Wang-Fô pour voir les choses et ainsi acquérir une nouvelle compréhension et appréciation de la beauté. Nous pourrions dire que Wang-Fô a redécouvert la manière de voir, et que les coups de pinceau qu’il peut donner à ses tableaux signifient en fait une réunion du visuel avec les autres sens. Enfin, Wang-Fô se libère de la menace de mort par la peinture : son pinceau appelle véritablement l’eau, ensuite « le pavement de jade devenait singulièrement humide », et le palais est submergé par la mer. Wang-Fô échappe à la mort dans la barque qu’il peint lui-même. Si, dans cette nouvelle, le visuel devient le moyen d’accéder à la beauté suprême, dans une autre nouvelle, Le dernier amour du prince Genghi, c’est le sens du toucher qui est le moteur de l’histoire, évoquant le désir du personnage. Comme Yourcenar l’écrit elle-même : « Depuis qu’il devenait aveugle, le sens du toucher demeurait son seul moyen de contact avec la beauté. » En conclusion, dans ces nouvelles, Yourcenar est sensible à la signification des sens pour l’être humain ; ainsi elle examine les sentiments, les désirs et d’autres expériences universelles de l’existence humaine. 

Pour Yourcenar, la présence physique de l’homme est importante, et ce n’est qu’à travers la perception sensorielle que l’homme peut révéler ou percevoir ses nombreuses émotions et ses désirs. Cela se vérifie non seulement dans des textes tels que les Nouvelles Orientales, mais aussi dans ses deux autres romans. L’ouvrage Mémoires d’Hadrien (1951), qui a donné à Yourcenar sa célébrité d’écrivain, véhicule l’expérience de gouvernance et de vie d’un empereur. Au début du livre, Hadrien raconte à Marc l’expérience de sa maladie et de son corps qui est en route vers la mort, et c’est dans ce contexte que se déclenchent le souvenir du passé et la compréhension de la vie. Et dans L’œuvre au Noir (1968), Yourcenar utilise la destinée de Zénon pour explorer les possibilités de la destinée humaine dans une époque aussi vaste que la Renaissance. Zénon a le même tempérament ascétique qu’Hadrien : l’ascétisme signifie ici limiter l’expérience sensuelle du corps et exclure les sensations agréables, ce qui renforce en fait la perception du corps. À la fin du roman, choisissant de se suicider en s’ouvrant les veines, Zénon réfléchit à la mort et à la liberté à travers la sensation du sang qui s’écoule de son corps.

A notre avis, la discussion ci-dessus ne peut pas être séparée de l’intérêt constant de Yourcenar pour l’Orient. La plus grande partie du matériau romanesque de Marguerite Yourcenar trouve ses racines dans les histoires de l’Orient, par exemple gréco-romaines, indiennes, et plus loin chinoises et japonaises. D’une part, dans Le Temps, ce grand sculpteur (1983), plusieurs essais évoquent les différentes conceptions de la chair et du désir entre l’Orient et l’Occident. Dans l’essai Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda, Yourcenar explique la culture érotique de l’art indien, qui diffère de la culture chrétienne. Dans la culture chrétienne, l’esprit est séparé du corps et l’âme est suprême et pure alors que les désirs charnels sont pleins de tabous et de péchés. Les diverses cultures religieuses en Inde mettent l’accent sur l’ascétisme et l’abstinence, néanmoins « l’acte sexuel deviendra [...] l’un des symboles et l’une des formes de l’union avec Dieu ». Ainsi, Yourcenar semble gênée de « l’absence du sacré » dans « la notion française de l’amour », elle avance que l’amour dans le contexte européen manque d’un caractère sacré et doux, et que dans la culture indienne, « les liens sensuels sont sacrés » et « l’un des grands phénomènes de la vie universelle ». D’autre part, Yourcenar a écrit un essai, Mishima ou La vision du Vide (1981), qui traite de la préoccupation pour le corps et de la compréhension de la mort de Yukio Mishima. Nous pourrions dire qu’il y a une certaine intertextualité entre Yourcenar et Mishima. Selon Yourcenar, Yukio Mishima attribue une certaine valeur au corps, et « l’entraînement physique, [...] devient voie d’accès vers une connaissance spirituelle perçue par éclairs » ; cela est très similaire à l’idée selon laquelle la sagesse alchimique met « la physiologie au cœur de la connaissance ». Il est donc indéniable que dans sa lecture des livres orientaux, Yourcenar complète sa compréhension du corps, de la sensation et de la sagesse.

La sagesse est une conception qui doit être redéfinie, et nous choisissons ce mot pour tenter de décrire ou d’encadrer l’objectif et le thème de l’écriture de Yourcenar. De plus, cette dernière s’intéresse au corps et à la sensation, qui sont le chemin nécessaire vers le thème de son écriture. En bref, nous voulons discuter de la manière dont Yourcenar explore certaines formes de sagesse en écrivant sur le corps et les sensations, principalement à travers les textes suivants : Alexis ou le Traité du Vain Combat, les Nouvelles orientales, Mémoires d’Hadrien, L’œuvre au Noir.

Nous pouvons peut-être faire remarquer que la « connaissance » dans la littérature narrative est toujours associée aux sentiments séculiers et à l’éthique de vie, en ce sens, elle s’approche du domaine de la sagesse. Il faut noter que si la sagesse est en quelque sorte une présentation de la morale, elle la dépasse. L’accent mis par Yourcenar sur le corps et les sens dans ses écrits lui permet de repositionner l’homme dans la nature, lui donnant le même statut que toutes les choses naturelles. C’est en ce sens que Yourcenar est capable de défendre la légitimité du désir physique humain. De surcroît, cette particularité est inséparable de son obsession pour la culture orientale et de sa recherche de la sagesse orientale. Le retour à l’expérience sensuelle et au désir physique équivaut à un retour à l’homme lui-même. Yourcenar devient en ce sens une pure humaniste.

 

 

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