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Le tournant éthique de la déconstruction et la pensée de l’autre : entre Derrida et Levinas
Projet de thèse : Le tournant éthique de la déconstruction et la pensée de l’autre : entre Derrida et Levinas
Direction : François Sebbah |
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Résumé : La déconstruction, utilisant l’analyse textuelle comme outil, ne s’arrête pas au texte, mais vise à saisir le sens véritable d’une idée, d’un système, d’une structure, en partant des marges et des contradictions du texte. Ce faisant, Jacques Derrida (1930-2004) parvient à renverser la rigidité de la métaphysique traditionnelle et à nous confronter aux paradoxes et aux dilemmes de la philosophie. Avec le développement de l’idée centrale de la « différance »[1], Derrida souligne que la dichotomie absolue de la métaphysique classique n’est pas acceptable, que la signification originelle de la « présence » doit être complétée par la « non-présence », et que la présentation et l’identité doivent être définies par le retard et la différence. Lorsque Derrida appelle la totalité de la tradition ontologique occidentale une « métaphysique de la présence », et tente de nous orienter vers des éléments qui sont non-présents, altérés et cachés, la situation inquiète de la philosophie nous ouvre un espace de réflexion beaucoup plus vaste. Par ailleurs, la déconstruction ne se contente pas d’interroger un monde métaphysique éloigné de la vie réelle. En effet, la distance tracée par la déconstruction implique non seulement l’aliénation d’une certaine présence, mais montre aussi l’altérité d’un soi plus exact, c’est-à-dire un Autre qui est différent d’un soi défini et identique. Même si la correspondance entre soi et l’autre semble ici ne concerner que l’autre qui s’oppose au « même », et non l’autre qui se confronte au moi sur le niveau de la relation interpersonnelle, une philosophie ouverte à l’autre s’est indubitablement formée. C’est le départ de la possibilité d’un tournant éthique et aussi politique dans la pensée de Derrida, et la première manifestation des implications éthiques de la déconstruction. Cependant, bien que nous puissions affirmer que la philosophie de la déconstruction derridienne est une philosophie vers l’autre, sa recherche de l’autre est toujours présentée de manière implicite plutôt que positive. Si nous cherchons à en savoir plus sur une éthique de l’autre, nous devons alors nous approcher davantage de l’œuvre d’Emmanuel Levinas (1905-1995), tout en conservant l’espace ouvert par Derrida. De même, Levinas soutient que l’analyse de la déconstruction spécifie un sens véritable qui ne peut pas être présenté par soi-même, à savoir une éthique antérieure à l’existence ou un Bien au-delà de l’Être[2], et il affirme les connotations éthiques que comporte la déconstruction, en arguant qu’elle révèle une relation éthique qui précède l’ontologie ou l’épistémologie. Levinas est cependant plus direct dans son approche, considérant l’éthique plutôt que la métaphysique comme une philosophie première qui tente de penser une relation ontologique entre les êtres humains, c’est-à-dire une relation entre les gens qui est antérieure à la nation et à la culture, à la moralité et au droit. Levinas affronte positivement l’autre et le voit comme le sujet le plus essentiel de sa théorie. L’utilisation et l’approbation de la déconstruction par Derrida et Levinas, ainsi que l’ouverture de leurs philosophies à l’autre, nous permettent de les considérer ensemble. Néanmoins, nous n’avons pas l’intention de faire une étude comparative directe, parce qu’il est difficile de forcer une correspondance : Derrida est célèbre pour son analyse textuelle subtile, tandis que Levinas est connu pour son approche ontologique de l’éthique, et du moins en apparence, les systèmes des deux philosophes ne semblent pas être les mêmes. Par conséquent, en prenant le tournant éthique de la déconstruction chez Derrida comme point d’entrée, nous devrons examiner de manière exhaustive leurs lignes de pensée, explorer dans un premier temps la possibilité de croisements entre leurs théories et répondre ainsi à la question de savoir pourquoi la notion de l’autre doit être abordée entre eux. Tout d’abord, la nature multiple de leurs idées respectives conduit à une profonde intersection. Bien que les premiers travaux de Derrida portent davantage sur les textes et les mots, et ne répondent qu’implicitement aux considérations éthiques, le philosophe traverse, au cours des dernières années, un « tournant éthique et politique » dans sa pensée, et produit des œuvres qui traitent clairement d’éthique et de politique, telles que Spectres de Marx (1993) et Politiques de l’amitié (1994). Et même si Levinas est caractérisé par son éthique, il précise en fait que son travail ne se limite pas seulement à l’éthique elle-même. Selon Levinas, sa tâche n’est pas de construire l’éthique, mais de chercher le sens[3], et la quête du sens authentique exige une préoccupation ontologique et coïncide avec la vision de la déconstruction. Ensuite, l’accord du point de départ fondamental des deux philosophes rend possible et même nécessaire de poser la question de l’autre entre leurs pensées. Outre le consensus sur la nature éthique de la déconstruction, tous deux essaient de renverser la métaphysique traditionnelle : l’objectif de la déconstruction derridienne est de prendre en compte les choses invisibles sous le cadre métaphysique ; et l’« éthique de l’éthique »[4] chez Levinas en fait la première philosophie à la place de la métaphysique. Nous montrerons ainsi que la rébellion contre la pensée occidentale millénaire et solidifiée non seulement donne le ton à leurs philosophies, mais ouvre également leurs horizons à un autre qui est différent, indéterminé et insaisissable. Enfin, le carrefour de leurs réflexions est le plus évident dans leurs commentaires réciproques. Dans L’écriture et la différence (1967), Derrida consacre un article, « Violence et métaphysique : essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », aux théories de Levinas, et après la mort de ce dernier, il prononce un éloge sincère qui de fait se comprend comme un appel à l’autre. De même, Levinas rédige aussi un essai directement dédié à Derrida, « Jacques Derrida : tout autrement », dans Noms propres (1976), où il exprime son identification avec la déconstruction. Lorsque nous constatons qu’il est approprié de discuter de l’autre entre Derrida et Levinas, la question suivante se pose : comment le faire sans se perdre dans les théories complexes des deux philosophes ? Afin de mieux profiter de leurs travaux, nous nous attacherons en même temps à leurs divergences philosophiques. En proposant que la véritable réflexion sur l’autre n’est possible que dans la déconstruction, le chemin de Derrida est caché ou négatif, et celui de Levinas est direct ou positif, nous examinerons donc lequel des deux nous permet d’aller le plus loin. Il apparaît que les deux ont des avancées respectives : Levinas considère l’éthique comme la philosophie la plus fondamentale et envisage directement le « visage » des autres, tandis que Derrida étend la stratégie de la déconstruction à l’éthique et à la société, à la politique et à l’État. Nous tâcherons donc d’ajouter une explication plus complète et juste de la philosophie de l’Autre. Pour résumer, si nous proposons une étude sur le tournant éthique de la déconstruction et la pensée de l’autre« entre » Derrida et Levinas, c’est, d’une part, pour indiquer l’unicité de leurs travaux respectifs, à savoir l’impossibilité de substituer leurs approches, méthodes et résultats les uns aux autres, et d’autre part, plus important encore, pour marquer la réalité de leur communication, ce qui signifie que, afin de comprendre les implications éthiques de la déconstruction et la philosophie de l’autre, nous devrons commencer par les idées des deux philosophes simultanément.Entre les deux grands penseurs, nous aurons un immense espace d’interprétation et la possibilité de concevoir un autre véritable, à travers lequel nous pourrons aussi nous regarder nous-mêmes. [1] L’idée de la « différance » est présentée formellement dans La voix et le phénomène (1967) et élaborée en profondeur dans la conférence « La différance » (1968). Cette idée signifie essentiellement récupérer le double sens du verbe « différer », c’est-à-dire une différence dans l’espace et une temporisation dans le temps. Cela exprime la principale intention de la déconstruction. Voir Jacques Derrida, Marge de la philosophie, Paris, Édition de Minuit, 1972, pp. 1-29. [2] Emmanuel Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 72. [3] Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard et France Culture, 1982, p. 95. [4] Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 164. |
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