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La vitesse et le visage : Observation du cinéma sur la ville chinoise (1993-2019)

 

Projet de thèse : 

La vitesse et le visage : Observation du cinéma sur la ville chinoise (1993-2019)

 

Direction : 

Guillaume Soulez 

 

Résumé :

Au cours de la période traversée par l’épidémie de Covid-19, depuis 2019, le système gouvernemental chinois veille tout particulièrement à la stabilité sociale, qui requiert la reconnaissance faciale et le déploiement efficace de la vitesse. L’exigence de la vitesse s’efforce de localiser le visage tandis que celui-ci, d’une part, résiste à la vitesse, et d’autre part, penche vers le repli sur lui-même. Bien que cette contradiction soit de plus en plus évidente, elle ne constitue point un problème récent, mais concerne une piste permanente dans la ville chinoise contemporaine.

En dénonçant une relation parallèle entre la réalité et le cinéma, Gilles Deleuze (1925-1995) propose une idée perspicace : « Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. [1] » Le cinéma, en tant que vecteur et reconstruction de la réalité, produit inversement une compréhension du monde réel. Malgré la censure sévère, certains films chinois contemporains entretiennent encore un lien étroit avec son cadre social et, en conséquence, procèdent à l’observation de cet entrelacement entre la vitesse et le visage dans l’espace urbain.

Donc, basée sur un corpus de films tournés de 1993 à 2019, une période de l’histoire chinoise qui commence au début du plein essor économique et se termine avant l’épidémie de Covid-19, cette thèse vise à répondre au problème suivant : comment les films, par le truchement de leur propre dynamique, représentent-ils l’évolution de la relation entre la vitesse et le visage dans la zone urbaine ? À partir de cela, comment imaginent-ils la libération de l’art en direction de la réalité ?

Tout d’abord, il convient d’installer les deux catégories (« vitesse » et « visage ») dans ce contexte et de clarifier certaines notions rudimentaires. Généralement, la vitesse est l’aplatissement spatial sous la force du temps. Plus précisément, enracinée dans le rythme narratif et les mouvements des images, la vitesse désigne l’expérience de la rapidité dans la vie contemporaine : la brutalité de la métamorphose sociale, l’impact du pouvoir politique, la perplexité face au changement urbain, la pression dans la compétition, l’effusion des sentiments, etc. Le visage ne concerne pas uniquement les faces des gens, mais en outre la signification de l’existence humaine. Cette élucidation se développera à partir des théories de Paul Virilio (1932-2018), qui s’intéresse aux phénomènes limités par la vitesse, et de celles d’Emmanuel Levinas (1906-1995), chez qui le concept du visage de l’autre occupe une position transcendante hors de toute totalisation.

Ensuite, il est nécessaire d’introduire les méthodes d’entrelacement de la vitesse et du visage pour comprendre les fondements esthétiques. Premièrement, l’emploi de la caméra portée proche et le gros plan figurent des instruments palpables pour tous les deux. Deuxièmement, le montage menu et fulgurant, plongé dans le cours de la narration, aide à construire des vitesses et relie les visages au monde extérieur. Troisièmement, les scénarios mélodramatiques permettent d’implanter les situations conflictuelles de la vitesse et du visage en échafaudant des rebondissements et des émotions véhémentes. Finalement, juxtaposant des éléments audiovisuels, la narration polyphonique permet la coexistence des vitesses dans les actions et celle des visages liés aux sensations diverses. Les œuvres ci-dessous utilisent plus ou moins ces procédés, sur lesquels repose notre analyse.

Dans le troisième temps, une analyse plus précise nécessite un échelonnement en quatre phases de la variation du rapport entre la vitesse et le visage.

Premièrement, la vitesse disséminée et le visage enchanté entretiennent une harmonie fragile. Racontant les fragmentaires histoires d’amour de jeunes oisifs, Weekend Lover (1993) dépeint l’espace désarticulé de Shanghai, où galopent les vitesses désorientées marquées par des poteaux indicateurs anonymes, des rythmes de musiques et des allures de danses. Enivrés par les vortex de vitesses, les visages tombent dans un état extasié et fantomatique. Simultanément, la vitesse moderne enlace le centre-ville et la périphérie désertée. De cette manière, la segmentation spatiale n’est pas encore rigide. Nous pouvons constater une situation semblable dans Ronde de flics à Pékin (1995) et Suzhou River (2000), où la vitesse dispose d’une capacité de communication et la caméra fait rayonner le visage.

Deuxièmement, cette harmonie se fracture avec le visage capturé et paralysé par la vitesse. Dans Xiao Wu (1999), une œuvre panoramique sur la vie d’un voleur dans une localité, les slogans radiophoniques répétés, qui concrétisent la vitesse du pouvoir, se répandent pour atteindre des visages flâneurs. Privée de l’aptitude à réagir sous les vitesses coercitives, la face flegmatique du protagoniste est définitivement épinglée sous les regards concentriques du public. Cet état est également montré en détail dans Une jeunesse chinoise (2006) à travers une héroïne doublement traumatisée par l’impulsion érotique et le choc de la violence politique de 1989. Lorsque les vitesses se cimentent pour construire au fur et à mesure des barrières dans les villes, le visage s’empêtre petit à petit dans un état de « picnolepsie »[2] (Virilio). 

Troisièmement, visage et vitesse s’affrontent violemment dans deux situations.

D’une part, le visage égaré éprouve une grande vacuité entre des vitesses écartées. Dans Still Life (2006), deux personnages se déplacent pour chercher leurs anciens amoureux à Chongqing, où un grand barrage est en construction. Faisant ressortir les visages renfermés, les décombres et les retentissements des travaux reflètent les vitesses croisées du passé et du présent. Et le remplacement spatial pousse les travailleurs à continuer de flotter. Le dilemme dans la crevasse de vitesses s’exprime également dans Love and Bruises (2011) et Mystery (2012). Néanmoins, face à la mutation urbaine implacable, les cinéastes s’ingénient à contempler et à ralentir les visages, ce qui a pour effet de manifester leur existence irréductible. 

D’autre part, la domination des vitesses s’étend le plus dans un immense réseau appelé « dromosphère »[3] (Virilio), un système cruellement dénoncé par le montage enchevêtré dans les films policiers, dont le foyer est la concurrence des vitesses. The Shadow Play (2018) s’axe sur un « village urbain » en démolition à Guangzhou, un espace transpercé par des vitesses de substitution spatiale. Brisant les obstacles techniques, un policier dissident enquête sur la mort d’un haut fonctionnaire, le responsable de la rénovation, démasque la collusion entre le pouvoir et le capital et remonte aux traces indélébiles des visages. Comparés avec les visages hypocrites des bureaucrates, ceux du peuple risquent d’être chassés et effacés par le pouvoir et ses médias omniprésents. Généralement, comme manœuvre d’une gouvernementalité, la vitesse s’empare des visages dans la métropole prospère et hiérarchisée, qui ampute les parties poussiéreuses de ses façades et gomme les souvenirs désuets : une réalité évoquée aussi dans Crazy Stone (2006) et Le lac aux oies sauvages (2019). Par conséquent, le visage fantomatique du passé hante la métropole et tire les vestiges de l’oubli.

Quatrièmement, la résistance protéiforme du visage crée des espaces communs et des vitesses immanentes, qui s’esquivent vers le monde extérieur, fouillent l’intérieur ou perturbent la limite du système par le jeu de rôle et la fiction. 

Face à la réalité stagnante d’une petite ville du Nord, les quatre personnages dans An Elephant Sitting Still (2018) s’exilent résolument pour rechercher un éléphant. Focalisées par la caméra portée en gros plan, leurs physionomies trahissent une intensité ténébreuse qui implique l’indifférence mais aussi l’autonomie. La vitesse de la fuite motive l’affirmation de soi des mineurs et crée un espace nomade où se rencontrent des visages écartés. À l’égard de la recherche intérieure, Les aveugles (2013) est pourvu d’une perspective intérieure mettant en scène un centre de massage des aveugles à Nanjing, où ceux-ci s’entraident et vivent sous le regard des valides. Avec la caméra placée entre la cécité et la lumière, le réalisateur recourt aux sensations multidimensionnelles pour représenter un univers ouvert aux visages marginalisés, qui s’imprègnent d’un tempo issu du fond de leur cœur, sans besoin de poursuivre la vitesse « normale ». Et l’espace de Nanjing, où la démarcation entre les valides et les infirmes est estompée, se teinte d’une molle clarté.

Ce qui déborde d’esprit, c’est l’espace virtuel du jeu et de la fiction. Filmé dans l’espace vallonné de Chongqing, Better Days (2019) montre la rencontre entre une bonne lycéenne et un voyou avant le baccalauréat, rencontre qui schématise la rivalité, l’inégalité et la surveillance dans ce régime social. Pour dissimuler un homicide involontaire devant les policiers, les deux jeunes feignent de ne pas se connaitre en inventant des histoires. Avec leurs visages inébranlables et leurs regards tranchants, le jeu des identités inégales expose la hiérarchisation sociale et extrait une pureté indestructible de tout un monde de mensonges. Enfin, le visage devient un plan immanent entre la réalité et l’imagination, qui jalonne la défaillance des vitesses pressantes et cristallise les vitesses intérieures, ce qu’affiche aussi foncièrement Saturday Fiction(2019). Et la ségrégation spatiale est transformée en expérience de la contingence et de l’aventure. 

À ce stade, les cinéastes accordent plus d’attention au visage impénétrable, qui possède le pouvoir d’animer les vitesses immanentes. Tous les espaces des marginalisés subvertissent les vitesses centralisées, le jugement condescendant et le guet administratif. 

Selon ce qui a été développé, d’une part, le visage est inévitablement en proie à la vitesse. D’autre part, les créateurs gardent confiance dans le potentiel du visage à lacérer les bornes et à s’affranchir du système. Pour terminer, nous pourrions résumer l’invention de ces films en quatre dimensions. Premièrement, c’est la vitesse impure du cinéma. La caméra, coupable de la reproduction de vitesses épouvantables, peut pourtant stimuler les vitesses immanentes des visages. Deuxièmement, les visages gardent aussi leur potentiel impur. Interrompant l’organisation des vitesses, le visage sans contenu catégorique ni expression connaissable détient le plus d’indépendance. Troisièmement, la ville devient segmentée et pétrifiée par la concentration des vitesses mais est munie d’une possibilité de déterritorialisation[4](Deleuze) face à la puissance du visage. Quatrièmement, la mission du cinéma, c’est de lutter contre la vitesse écrasante et de créer un espace virtuel pour les visages.

Venant de ce modèle de l’analyse cinématographique, nous voudrions à présent cibler une réflexion et une ouverture sur les significations contemporaines et sociales. 

Premièrement, la vitesse s’exprime comme maîtrise de la mise en scène pour accélérer et contrôler la société. La mise en scène, c’est disposer tous les mouvements entre les espaces visibles et invisibles. Corrélativement, le système de vitesse détermine la disparition et l’existence dans la réalité chinoise. Du point de vue de l’institution globale, la vitesse du développement s’impose comme thème primordial depuis le début de la Réforme et de l’Ouverture. Et la compétition de vitesse fait partie des facteurs indispensables pour l’État et le marché. Du côté de la perception incarnée, la vitesse s’incarne dans tous les dispositifs quotidiens, au sein desquels les gens sont intégrés dans ce système et en dépendent. A l’ère du Covid-19, la propagation du virus, la mise en œuvre de la politique et la réaction des individus construisent ensemble une « dromosphère » titanesque, depuis longtemps présagée et accusée par ces films. 

Deuxièmement, le visage existe comme image de surface sans durée et à haute résolution, c’est-à-dire, une marque reconnaissable, statique et légitime correspondant aux demandes du système. À l’époque du Covid-19, ce discours fonctionne plus ostensiblement : une production de « normalité » et de « santé », la purification et la hiérarchisation de visages. Dans les films mentionnés ci-dessus, surtout ceux des deux derniers stades, l’action principale du visage, c’est d’échapper à la reconnaissance par une opacité, de garder les visages perdus et de protester contre la centralisation du visage.

Troisièmement, le changement urbain de la Chine dans les quarante dernières années peut être analysé comme une évolution de la relation entre la vitesse et le visage. Le rapport entre les deux dans les films simule la relation entre la grande société évolutive et le peuple, les individus. Au début, la vivacité du visage déferlait avec la diversification des vitesses. Mais l’exigence de stabilité sociale catalyse le resserrement du système gouvernemental de vitesses. La mise en scène de vitesses et l’image purgée de visages constituent la réalité actuelle comme un film atroce. 

Quatrièmement, c’est une comparaison révélatrice de situer la modalité chinoise dans la généalogie du cinéma global. Les frères Dardenne (Jean-Pierre Dardenne, 1951- et Luc Dardenne, 1954-) et les frères Safdie (Joshua Safdie, 1984- et Ben Safdie, 1986-), qui aperçoivent ce problème et conçoivent leur grammaire unique autour de la vitesse et du visage, vont aussi nous rencontrer dans l’horizon occidental. Tout cela nous dirige donc vers une repensée du cinéma comme chemin artistique menant à notre propre émancipation.

En somme, la relation entre la vitesse et le visage s’incruste dans le corps de ces films chinois contemporains. Ce n’est pas seulement un choix artistique mais aussi une observation attentive de la réalité urbaine en Chine. 



[1] Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temp, Paris : éditions de Minuit, 1985, p.223.

[2] Néologisme créé par Virilio, terme qui désigne l’absence d’esprit à haute fréquence.

[3] Néologisme créé par Virilio, qui désigne un champ spatial et temporel de la compétition des vitesses.

[4] Ce qui a lieu après la fuite hors d’un territoire et qui s’achemine vers le devenir. 

 

 

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