YANG Hefan | 杨贺凡

Étude de traductologie et de poétique comparée entre France et Chine : Le Livre de Jade (1867-1902) de Judith Gautier et l’invention d’une nouvelle poétique de la suggestion

 

Projet de thèse : 

Étude de traductologie et de poétique comparée entre France et Chine : Le Livre de Jade (1867-1902) de Judith Gautier et l’invention d’une nouvelle poétique de la suggestion 

Direction :

Jean Nicolas Illouz 

 

Résumé :

Fille du grand poète Théophile Gautier, Judith Gautier est née en 1845. Dès son plus jeune âge, elle fut immergée dans le salon culturel de son père et se lia d’amitié avec de nombreux écrivains tels que Flaubert, Hugo, Baudelaire et d’autres. Sa mère, Ernesta Grisi, était née dans une famille de chanteurs et de danseurs, donnant à Judith Gautier un talent musical et dramatique. Ayant grandi dans cette famille d’artistes, celle-ci manifesta un grand talent pour écrire de la poésie, des romans, des pièces de théâtre et elle appréciait également la musique. En 1863, par intérêt pour la sinologie et la civilisation antique de la Chine, Théophile Gautier accueillit Tin Tun Ling, un lettré chinois qui était alors en exil à Paris, et laissa sa fille Judith Gautier étudier le chinois avec ce précepteur, faisant ainsi commencer le voyage fantasmatique de Judith Gautier en Extrême-Orient. En 1867, elle sélectionna et traduisit 71 poèmes chinois anciens, et les rassembla et publia dans une anthologie intitulée Le livre de jade. Par la suite, elle écrivit successivement des romans et des œuvres dramatiques avec un style oriental, tels que Le Dragon impérialFleur d’Orient, La fille du ciel et ainsi de suite. En 1910, Judith Gautier devint la première femme à être nommée membre de l’Académie Goncourt, déclarant dans la presse : « Je suis une chinoise.[1] » Bien qu’elle ne soit jamais allée en Chine, le style chinois nourrit la création de Judith Gautier toute sa vie.

Au XIXe siècle, à l’époque où Gautier vivait, l’orientalisme qui se répandait en Europe fournissait aux écrivains français des inspirations étranges et mystérieuses venues de contrées lointaines. Dans une lettre à Gautier, Hugo déclare : « Allez en Chine, c’est presque aller dans la lune. Vous nous faites faire ce voyage sidéral.[2] ». En effet, les poètes qui entouraient Gautier, dont son père Théophile Gautier, Mallarmé et Baudelaire, furent tous étonnés, fascinés puis enthousiasmés lorsqu’ils regardèrent cette planète bleue légèrement scintillante. L’image de la « fleur chinoise », qui apparaît constamment dans l’œuvre des Parnassiens, fut le premier éclair d’inspiration que la culture chinoise apporta à la poésie française.[3] Cependant, contrairement aux poètes mentionnés ci-dessus, l’œuvre de Gautier témoigne d’une intimité, d’une compréhension, d’une absorption et d’une transformation plus poussées de la poésie et de la littérature chinoises, et alimenta la littérature française ultérieure et même la poésie anglo-américaine. Depuis sa publication, Le livre de jade trouva déjà de nombreux échos chez les Parnassiens et les poètes symbolistes ; par exemple, Paul Claudel sélectionna 17 poèmes du Livre de jade afin de les polir et d’en proposer une retraduction. En outre, cet ouvrage fut traduit successivement en anglais et en allemand, et fit l’objet d’une attention considérable auprès des poètes américains et européens. En 1918, le poète américain James Whitall écrivit Chinese Lyrics qui était une traduction du Livre de jade, suivie de deux anthologies de poèmes d’amour orientaux par E.P.Mathers, dont la plupart étaient des poèmes chinois tirés du Livre de Jade, et jusqu’en 1927, After the Chinese de Ian Colvin resta une composition basée sur la traduction de Judith Gautier.[4] Il est clair que les traductions de Gautier de la poésie chinoise constituent un pont entre la littérature chinoise classique et la poésie occidentale moderne. Contrairement à la traduction fidèle du Marquis d’Hervey-Saint-Denys[5], les poèmes traduits par Gautier comportent de nombreuses imaginations personnelles, voire certains sans le texte original, qui sont entièrement sa propre création. Par conséquent, outre la conception poétique chinoise véhiculée par Le livre de jade, certaines composantes artistiques appartenant personnellement à Gautier ont également indirectement influencé la formation de la poésie française moderne. On peut dire que la création de Gautier est une silhouette de l’intersection entre la poésie et la littérature chinoise et française à la fin du dix-neuvième siècle. Les nouveaux effets artistiques résultant de la collision des deux styles littéraires, chinois et français, se manifestent fortement sous la plume de Gautier.

Le livre de jade marqua le début du travail de Gautier sur les thèmes orientaux et devint également le point de départ de la création de son propre style d’écriture. Dans ses romans et pièces de théâtre ultérieurs, l’ombre de la poésie chinoise apparaît encore de temps en temps. Anatole France fit l’éloge de son roman sur le thème chinois Le Dragon impérial, en disant : « Je devrais dire son premier poème est Le Dragon impérial, un livre tout brodé de soie et d’or, et un style limpide dans son éclat. »[6] D’une part, la poésie du roman de Judith Gautier vient de la forme : dans Le Dragon impérial, elle simule la forme littéraire chinoise classique appelée Hua ben , qui se caractérise par un vers au début de chaque chapitre, et une prose entremêlée de vers. D’autre part, elle provient également de l’incorporation d’images chinoises tout au long de son travail, créant un style personnel poétique. Gautier consacre souvent plusieurs chapitres à détailler l’architecture des palais chinois ainsi que les costumes des personnages, tels que les galeries en laque, les marches en marbre, les toitures décorées de dragons ou oiseaux étranges, les temples bouddhistes, les paravents, de même que les robes en soie et les éventails de plumes portés par l’impératrice. Roland Barthes soutient qu’« une réserve de traits » représentés par « l’Orient » fournit « un système symbolique inouï »[7]. Les images de style oriental de palais, de nourriture, de costumes, de théâtre, sont des « signes vides » en raison de leur formes hautement esthétiques. Pourtant, ils peuvent contenir un nombre infini de significations. La Cité interdite, par exemple, où réside le Fils du Ciel, est un centre-ville creux auquel personne n’accède, mais qui « donne à tout le mouvement urbain l’appui de son vide central »[8]. L’écriture de Gautier manifeste une fascination pour cette série de « signes vides ». Sous sa plume, les images architecturales et costumées, en tant qu’espaces de surface aux formes purement esthétiques, s’interpénètrent souvent avec les émotions intérieures des personnages, prenant ainsi la signification de « signes émotionnels ».

L’exemple le plus typique est la description de « l’escalier de jade ». Lors de la traduction du poème « L’escalier de jade » de Li Bai (un célèbre poète de la dynastie Tang en Chine), Judith Gautier ajoute l’image de l’impératrice qui ne figure pas dans le poème original, et décrit ses mouvements lorsqu’elle monte les marches de jade, effleure la rosée avec sa longue robe et baisse le rideau de diamants pour regarder la lune, exprimant ainsi de manière suggestive la mélancolie du personnage. Depuis lors, « les escaliers » et « la rosée » sont devenus des images récurrentes dans l’écriture de Gautier. Dans la première scène du deuxième acte de son drame La fille du ciel, l’impératrice, amoureuse de l’empereur tatar mais incapable d’en parler, congédie ses courtisanes et descend seule sur les marches scintillantes de rosée. L’ivresse, l’angoisse, la vigilance, et la passion s’entremêlent dans son cœur et sont révélées par le monologue :

« Le rêve, l’étrange rêve qui me chasse de ma couche, j’en subis encore l’épouvante ......Comme la rosée brille sur le sentier de marbre ! Il me semble rouler un tapis d’étoiles. Mais mon passage éteint leur lumière, et mon vêtement qui traîne change les gouttelettes étincelantes en un peu d’eau quelconque, dont le bas de ma robe est trempé. (Elle descend encore.)[9]  »

Cette citation manifeste clairement comment les émotions fortes des femmes sous la plume de Judith Gautier sont montrées par la mention conjointe des escaliers, de la rosée, du clair de lune, d’une robe longue et d’autres images suggestives et poétiques. La mise en forme de cette atmosphère émotionnelle utilise évidemment la conception artistique pensée par Li Bai dans « L’escalier de jade ». Bien que dans la culture chinoise, la combinaison de l’escalier de jade, de la rosée et de la lune n’ait pas d’implication émotionnelle en soi, Judith Gautier comprend bien la suggestivité véhiculée par ces images rassemblées dans la poésie et les transforme en signes émotionnels uniques dans sa création individuelle. Dans la préface de la nouvelle édition du Livre de jade de 1902, Gautier résume les caractéristiques de la poésie de Li Bai, disant que sa poésie manifeste « un style coloré, aux images rares et choisies, plein d’allusions, de sous-entendus et souvent d’ironie ».[10] Le style de la poésie de Li Bai se manifeste également de temps à autre dans les poèmes ultérieurs de Gautier. Dans son poème à la mémoire de Leconte de Lisle intitulé « L’amrita[11] des dieux », elle écrit : « La lune resplendit, pleine de l’amrita/Qui, des pressoirs divins, en limpide rosée /Sang clair des astres mûrs, lentement s’égoutta[12] ». Elle place le poète buveur sous le clair de lune, évoquant Li Bai, qui « chantait pour le vin »[13] et « mourait de la lune »[14]. À la fin du poème, elle écrit : « Enfin, la coupe, au ciel, n’est plus qu’un croissant vide [15] ». La métaphore de la coupe au croissant conduit de manière suggestive à l’atmosphère émotionnelle de la poésie chinoise, mais manifeste un symbolisme frais et personnel. Dans l’ensemble, c’est sur la base d’une compréhension du caractère suggestif et métaphorique de la poésie chinoise que Gautier incorpore des images chinoises suggestives dans son travail, tissant un nouvel ensemble de « signes émotionnels ».

Théoricienne de l’esthétique symboliste de renommée mondiale au vingtième siècle, Susanne K. Langer examine en détail le concept de « signes émotionnels » dans son livre Emotion et Forme (Feeling and Form). Elle rompt avec les classifications et études antérieures de l’art en termes de supports matériels et affirme que l’essence de toutes les catégories d’art est en fait « la création de formes symboliques d’émotion humaine[16] ». Ce type de « signe émotionnel », différent du « signe logique » comme le langage, se caractérise par « la création d’illusions ou d’images virtuelles » et a une expression logique similaire aux formes dynamiques de la vie émotionnelle humaine. Nous pouvons ainsi atteindre symboliquement sa signification émotionnelle (signifié) à travers sa représentation formelle (signifiant). Cela implique également que l’art a la capacité d’unir la forme (signifiant) et l’émotion (signifié). C’est ce point qui nous fournit une référence pour interpréter la création littéraire de Gautier sous l’angle des « signes émotionnels ». La compréhension par Gautier de la poésie chinoise est similaire à l’interprétation par Roland Barthes du haïku japonais : « L’absence du haïku appelle la subornation, l’effraction, en un mot, la convoitise majeure, celle du sens »[17]. L’image poétique, en tant qu’illusion artistique créée ou signe émotionnel, ne peut avoir de sens que dans sa pure forme esthétique elle-même, tout comme les autres formes artistiques telles que les palais, les galeries, l’escalier de jade, les temples, les paravents et les broderies. L’écriture de Gautier manifeste le processus de compréhension, de déplacement et de régénération de tous les « signes émotionnels » mentionnés ci-dessus, créant ainsi un nouveau système de « signes émotionnels » basé sur les images orientales. En outre, la discussion sur les travaux de Judith Gautier pourrait aussi être étendue à la réflexion sur la relation entre diverses illusions artistiques, ouvrant davantage de pistes de réflexion sur le thème des signes émotionnels[18].

Notre recherche s’appuie sur la plupart des ouvrages de Gautier sur le thème de la Chine, notamment l’édition de 1867 et la nouvelle édition de 1902 du Livre de Jade, le roman Le Dragon impérial, le drame la Fille du ciel, le recueil de contes Fleur d’Orient, le recueil En Chine : merveilleuses histoires, l’anthologie de théorie musicale La musique bizarre à l’Exposition de 1900, ainsi que les autobiographies de l’auteur : Le collier des jours : souvenirs de ma vie et Le collier des jours : le second rang du collier, souvenirs littéraires. Notre réflexion théorique s’inspire notamment de L’Empire des signes de Roland Barthes et d’Emotion et Forme de Susanne K. Langer.



[1] Judith Gautier, dans un entretien avec Raoul Aubry en 1910

[2] Joanna Richardson, Judith Gautier, Paris, Seghers, 1989, P91

[3] Yvan Daniel, Littérature français et culture chinoise, traduit en chinois par Ye Sha et Che Lin, Pékin, Maison de compilation et d’édition, 2019, P17

[4] 赵毅衡,诗神远游:中国如何改变了美国现代诗,成都,四川文艺出版社,2013

[5] Marquis d’Hervey de Saint-Denys, Poésies de L’époque des Thang, Paris, Amyot, 1862

[6] Anatole France, « Madame Judith Gautier », La vie littéraire, Serié 1892, P78

[7] Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Art Albert Skira, 2005, P.8

[8] Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Art Albert Skira, 2005, P.8

[9] Judith Gautier, Pierre Loti, La fille du ciel :drame chinois, Paris, Calmann-Lévy, 1911, P.59

[10] Judith Gautier, Le livre de jade : Poésies traduites du chinois, Paris, Felix Juven, 1902, P.26

[11] L’amrita est ici tiré du sanskrit, la médecine de l’immortalité dans la mythologie hindoue, et son sens littéral signifie la rosée douce. La lune, remplie de l’amrita, semble une référence suggestive au mythe indien d’Asura qui vola l’amrita et dévora ensuite les dieux du soleil et de la lune.

[12] Judith Gautier, Poésies, Paris, Charpentier, 1911, P3

[13] Judith Gautier, Le livre de jade : Poésies traduites du chinois, Paris, Felix Juven, 1902, P.13

[14] La lune et le vin ont une signification symbolique très particulière dans la poésie chinoise. Ils sont également deux des images les plus typiques de la poésie de Li Bai, et apparaissent souvent ensemble.

[15] Judith Gautier, Poésies, Paris, Charpentier, 1911, P5

[16] Susanne K. Langer, Feeling and Form : A Theory of Art, New York, Charles Scribner’s Sons, 1953, P.40

[17] Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Art Albert Skira, 2005, P.54

[18] Sa compréhension des qualités « picturales » et « musicales » de la poésie chinoise ajoute à la complexité de cet ensemble de signes. Elle remarque que le charme original de la poésie chinoise est un « résultat de la nature idéographique des caractères chinois », qui font que la combinaison d’images vous donne un brusque impact visuel. De plus, elle note que la poésie chinoise est étroitement liée à l’art musical depuis ses débuts, et demande ainsi à Gabriel Fabre de mettre en musique les cinq poèmes chinois qu’elle traduisit. Comme le souligne Susanne K. Langer, les signes de l’art du langage créent une sorte « d’illusion émotionnelle », qui peut présenter à la fois les caractéristiques des signes d’art plastique et des signes d’art musical. Les créations de Gautier manifestent non seulement la génération d’un système de signes d’art du langage, mais aussi la fusion d’illusions secondaires telles que l’art musical (l’illusion de temps) et l’art plastique (l’illusion d’espace).

 

 

Contact :à préciser