ZHONG Huiyi | 钟慧怡

Les arts de la table « à la Chine » : Importation, commerce et consommation de la porcelaine chinoise en France au XVIIIe siècle

 

Projet de thèse : 

Les arts de la table « à la Chine » : Importation, commerce et consommation de la porcelaine chinoise en France au XVIIIe siècle

 

Direction :

Charlotte Guichard

 

Résumé :

À partir du XVIIe siècle, l’Europe, y compris la France, connaît un développement intense des styles chinois, qui atteint son apogée au XVIIIe siècle. On définit d’abord la « chinoiserie » comme un modèle artistique européen, que figurent les motifs pseudo-chinois, en provoquant l’image vague de l’Extrême-Orient. Puis ces objets « chinois » sont largement détachés de leurs contextes initiaux de l’Orient et proviennent principalement de la production locale - ce qui implique davantage l’imitation et l’émulation, ou l’adaptation. Ce sujet transculturel nous révèle aussi la marche de la réception européenne de la Chine, selon le résumé proposé par Georges Brunel : « les arts de l’Extrême-Orient ont d’abord été des objets de curiosité, puis ont agi comme ferment de nouvelles créations, et ont enfin été posés en objet de connaissance. [1] » Quant à la dimension sociale, cet enthousiasme pour la nouveauté et le luxe, qui émerge d’abord à la cour de Louis XIV, s’épand progressivement aux classes sociales favorisées dans les décennies suivantes. En bref, la « chinoiserie » du XVIIIe siècle représente non seulement la culture visuelle, mais appartient également à la catégorie du produit.

Ces dernières années, les chercheurs se concentrant sur la période de l’Ancien Régime ont déjà étendu la dimension sociale de l’art, notamment au domaine du marché. D’un côté, les marchands merciers, qui se trouvent au cœur d’un système constitué par eux-mêmes, les artistes, les artisans et les amateurs, ont déjà attiré l’attention des historiens, mais d’une manière assez limitée, grâce à leurs fonctions socio-économiques consistant à stimuler le marché de la consommation sur les chinoiseries[2]. D’un autre côté, bien que les études récentes nous inspirent beaucoup par leurs contributions dans les cadres du goût, de la mode, et de la connaissance, malheureusement, la « chinoiserie » est toujours simplifiée par son caractère « exotique » ou se subordonne à la catégorie de la « curiosité ». [3] Tout cela étant posé, peu de travaux se consacrent aux activités des marchands pour transmettre l’idée de la « chinoiserie » au niveau de la pratique culturelle.

Tout d’abord, la « chinoiserie » est en définitive une affaire pour les marchands. Donc les stratégies pour écouler le style étranger sont cruciales, afin de se conformer aux attentes des clients français. Le niveau le plus évident concerne les publicités, tels que les almanachs, les « Avis Divers  » et les manuels, où nous voyons les termes comme « de la Chine », « Peking » et « Nanking » qui prédominent dans la mode. Et, étonnamment, ils ne dissimulent pas la nature de l’imitation. [4]. Outre de participer à la diffusion de la « chinoiserie », les marchands interviennent également dans le segment d’adaptation. Même lorsqu’ils n’ont aucun droit de fabrication, ils se sont permis d’assembler ou de transformer des objets. En résumé, on peut observer comment des éléments orientaux se mélangent à d’autres motifs européens en fonction des désirs des consommateurs et des prévisions des vendeurs.

Ensuite, il est nécessaire de rendre compte du réseau se formant autour des marchands, qui se relie à la communauté du goût chinois ou plus large. [5] Les chercheurs ont déjà remarqué les véhicules concrets dans les contacts multiples entre les marchands, les amateurs et les artistes, etc. [6] Par exemple, une carte-adresse en style chinois conçue par François boucher, qui est étroitement associée à la carrière artistique du peintre. Gravée et signée par le Comte de Caylus, elle est donnée à Edme-François Gersaint, un marchand-mercier qui remplace le signe de sa boutique « Au Grand Monarque » en 1740 par « À La Pagode » [7]. Une autre œuvre également tirée de Boucher, un tableau exprimant un sentiment naturel transmis par des oiseaux exotiques, fait partie de la décoration intérieure dans la boutique de Gilles Demarteau, en répondant à l’idéal paisible de la vie rurale poursuivi par les bourgeois parisiens. [8] Dans cette perspective, nous explorons les idées sur le goût et le statut que ces motifs orientaux encodent. De plus, cette démarche permet de revoir la relation entre la « chinoiserie » et d’autres styles artistiques étroitement liés, tels que le « rococo » et le « néo-classicisme ». De légers, symétriques, ornementaux aux références des antiquités, les chinoiseries du XVIIIe siècle prennent leur place successivement dans « le goût moderne » et « le goût antique » , en incarnant le changement et la variation de la projection identitaire des élites françaises. [9]

 Ensuite, nous arrivons à la clé du sujet transculturel - la Chine rêvée par l‘Occident. Parfois, la préoccupation commerciale conduit potentiellement à mal interpréter. Pour fabriquer efficacement les laques en satisfaisant à la demande croissante d’ornement, les artisans dégradent la technique originale chinoise. Gersaint fait une comparaison entre les laques du Japon et celles de la Chine, et se plaint de ces dernières :

« Tous les beaux & anciens Ouvrages du Japon se reconno[a]issent non-seulement à la qualité du Vernis extérieur, mais aussi au travail du dedans…comme dans les modernes, se trouvent aussi soignés que ceux du dehors…puisque nous ne trouvons pas cette grande dureté dans les Ouvrages Chinois, dont le Vernis est beaucoup plus mo[a]l &s’éraille bien plus facilement que dans celui du Japon. [10] »

Les opinions sur la « délicatesse » et la « fragilité » liées à la Chine furent aussi partagées par ses contemporains. Cette étude visera donc à faire émerger des liens substantiels entre ces idées dans un contexte de la circulation des objets d’art.

Finalement, il reste une dimension transnationale à envisager : la chinoiserie est, dans une large mesure, un mélange d’esthétiques exotiques provenant de différents pays occidentaux. Les réseaux commerciaux mis en place par les marchands entre les métropoles dans les vingt dernières années de l’ancien régime le confirment.[11] Notamment c’est Dominique Daguerre, en tant qu’arbitre international du goût du style chinois, qui répond à une frénésie similaire en Angleterre, en développant son entreprise à Londres dans les années 1780.[12] Ces hybrides visuels prolifèrent et varient dans le monde atlantique, et servent finalement d’inspiration culturelle pour les connaissances chinoises que d’autres pays construisent de leur propre manière.[13]

En somme, notre recherche se développe depuis la perspective de l’histoire culturelle, et s’intéresse au groupe des marchands, qui se situe au croisement de la fabrication, de la vente, et de la consommation, qui participe à l’appréciation de l’art « étranger », dans un sens, mais aussi « domestique ». En même temps, la « chinoiserie » du XVIIIe siècle est en effet liée à l’ « exotisme » du mouvement romantique du XIXe siècle, néanmoins, il ne faudrait pas pour autant confondre les deux. La « chinoiserie » ne poursuit jamais un sens fixe. En revanche, son ambiguïté et son hybridité dévoilent parfaitement un monde qui se construit sur la culture matérielle et visuelle aux premiers jours de la mondialisation : la culture de la consommation, l’identité, le goût et l’esthétique se conjuguent pour tisser la signification de ces matériaux d’imitation.



[1] Georges Brunel, « Chinoiserie : de l’inspiration au style », dans Georges Brunel ed., Pagodes et dragons : Exotisme et fantaisie dans l’Europe rococo, 1720-1770, Catalogue de l’exposition, Paris, Musée Cernuschi, 24 février 2007-17 juin 2007, p.11.

[2] Natacha Coquery, « Selling India and China in Eignteenth-Century Paris », dans Maxine Berg, Felicia Gottman et Hanna Hodacs, Chris Nierstrasz ed., Goods from the East, 1600-1800 Trading Eurasia, London, Palgrave Macmillan, 2015, pp.229-243.

 

[3] Par exemple, Crolyn Sargentson, Merchands and Luxury Markets : The Marchands Merciers of Eighteenth-century Paris, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; Guillaume Glorieux, À l’enseigne de Gersaint : Edeme-François Gersaint, marchand d’art sue le pont Notre-Dame (1694-1750), Paris, Champ Vallon, 2002 ; Rose-Marie Herdra-Mousseaux et al., La Fabrique du Luxe : Les marchands merciers parisiens au XVIIIe Siècle, Paris, Musée Cognacq-Jay, 29 septembre 2018-27 janvier 2019.

 

[4] Cf. Natacha Coquery, « Selling India and China in Eighteenth-Century Paris », art. Cit., p.231.

 

[5] Nous nous inspirons du travail sur le « goût » par Charlotte Guichard, « Taste Communities :The Rise of the Amateur in Eighteenth-Century Paris », Eighteenth-Century Studies, volume 45, n°4, 2012, pp.519-547.

[6] La contribution récente, par exemple, de Jessica Priebe, François Boucher and the Art of Collecting in Eighteenth-Century France, London, Routledge, 2022.

 

[7] Pour une discussion plus détaillée, voir Ibid, pp.34-41.

 

[8] Cf. Carole Nataf, « Commercial Space and Amateur Identity in Eighteenth-Century Paris : At Gilles Demarteau’s Print Shop La Cloche », Immediations, n°4, 2021. https://courtauld.ac.uk/research/re..., date de consultation:1 Octobre 2022.

 

[9] D’un côté, la corrélation entre la chinoiserie et le rococo est largement confirmée. Selon Georges Brunel, « De ce point de vue aussi, on peut voir dans la chinoiserie l’une des expressions, parmi d’autres, du rococo, dont elle suit le développement plus porté à l’extravagance dans la première moitié du siècle, et la sentimentalité après 1750. » Voir Georges Brunel, « Chinoiserie : de l’inspiration au style », art. Cit., p.16. En termes de principes de représentation, voir Brigitte D’Hinaut-Zveny, « Les chinoiseries : une stimulante alternative au système de représentation classique »,dans Brigitte D’Hainaut-Zveny et Jacques Marx ed., Formes et Figures du Goût Chinois dans Les Anciens Pays-Bas, Bruxelle, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2009, pp.37-74. Sur « le goût moderne » ou « le goût plus nouveau » liées au rococo, voir Collin B. Bailey, « Was there such a thing as rococo painting in eighteenth-century France ? », dans Melissa Lee Hyde et Katie Scott ed., Rococo echo : art, history and histography from Cochin to Coppola, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, pp.169-190. D’un autre côté, quelques chercheurs estiment que la montée du goût néo-classique à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle marque le déclin de la chinoiserie. Notre étude le remettra en question : en effet, les chinoiseries sont renouvelées par le style néo-classique dans une certaine mesure. Kristel Smentek, « China and Greco-Roman Antiquity : Overture to a Study of the Vase in Eighteenth-Century France », Journal18, issue1, printemps 2016, https://www.journal18.org/497.DOI : 10.30610/1.2016.3

 

[10] Edem-François Gersaint, « Catalogue raisonné des bijoux, porcelaines, bronzes, lacqs, lustres de cristal de Roche et de porcelaine : pendules de goût, & autres meubles curieux ou composés, tableaux, desseins, estampes, coquilles, & autres effets de curiosité, provenans de la succession de M. Angran, vicomte de Fonspertuis », 1747, p.124. https://archive.org/details/gri_cat... consulté 1 Octobre 2022.

 

[11] Plus récemment, Diana Davis a brillamment exploré les associations transnationales entre les arts décoratifs britanniques et français et identifié le rôle du marchand dans la formation du goût de «  Anglo-Gallic  ». Il est pertinent de réfléchir davantage aux marchands rattachés aux chinoiseries. Diana Davis, The Tastemakers : British Dealers and the Anglo-Gallic Interior, 1785–1865, Los Angeles, Getty Research Institute, 2020.

 

[12] Dominique Daguerre offre non seulement les meubles pour un cabinet chinois qui se trouve dans le « Carlton house  » de George IV, mais établit également de solides partenariats avec les fabricants de meubles et les mécènes francophiles de Londres afin d’exporter les mobiliers parisiens.

[13] Par exemple, après l’exécution de Marie-Antoinette, les œuvres d’art qu’elle a confiées aux marchands passent ensuite aux États-Unis.

 

 

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